Cette fois, ça y est, je suis dedans : cinquième étape, et je ressens enfin toutes les sollicitations mécaniques que mon organisme a du encaisser les quatre jours précédents. En me levant, je sens et j’entends mes genoux grincer, un signe qui ne trompe pas. La distribution du road-book ne me soulage guère : nous aurons 69km à parcourir aujourd’hui. Je sens d’entrée que la journée va être longue. D’ailleurs, le transfert en car va être à l’image de cette journée : long ! Il s’avère qu’un des véhicules (celui du père de Christophe) a été pris dans un carambolage, retardant méchamment le départ. Nous attendons en plein vent, sur le bord d’une route nationale, et je m’inquiète un peu de la journée à venir.
Enfin le départ est donné, et d’entrée nous montons sur un raidillon en macadam. Rapidement nous nous retrouvons sur du sentier caillouteux, avec en point de vue loin à droite d’énormes carrières ouvertes dans la montagne. Stef et moi sommes une nouvelle fois partis ensemble, et nous avançons plutôt pas mal après quelques hectomètres de chauffe. D’ailleurs, au bout d’une vingtaine de minutes, nous rejoignons Janne qui décidément n’est pas à l’aise sur des montées techniques (c’est encore pire sur les descentes techniques : autant dire qu’il trace sur le plat !). Enfin lorsque le terrain redevient favorable, l’ordre est de nouveau respecté et nous le voyons s’envoler petit à petit, nous distançant sans effort au train.
Plusieurs kilomètres de large piste s’enchaînent avec des sensations pas trop mauvaises. Il ne fait pas trop chaud pour le moment, le terrain est plutôt plat dans l’ensemble après la montée initiale. Mais à l’approche du dixième kilomètre, la situation change, puisque nous redescendons vers la mer et la ville de Sitges. Je sens bien mon genou droit et compense dans la descente en fléchissant les genoux et en contractant fortement les muscles de la cuisse pour ne pas trop solliciter l’articulation. Nous arrivons aux abords de la ville, cherchons un peu les traces sur le macadam, mais ne perdons finalement pas trop de temps. L’un comme l’autre nous avons faim, et nous attendons impatiemment le moment de nous acheter un sandwich. Nous passons une ou deux sandwicheries, mais Stef préfère attendre les paseos. Nous traversons la ville et nous retrouvons bientôt en bord de plage, sur ces fameux paseos. Ces larges étendues plates sont un repos pour mon genou, je les bénis alors qu’avant le raid, je me disais que ce serait ces kilomètres de plat infinis qui me coûteraient le plus, moralement parlant.
Nous passons le premier CP en fin de paseo, et attaquons une plage de galets. Forcément, les appuis complètement inégaux et mouvants qu’on peut trouver sur des galets ne sont pas une partie de plaisir pour les articulations. Ca grince de tous les côtés, et parfois une douleur vive se fait ressentir. Stef a un peu mal au releveur gauche de son côté. Rapidement nous quittons les galets pour retrouver de la piste, passons devant une discothèque et nous retrouvons dans un réseau de sentiers au milieu de touffes d’épineux. Quelques hommes sont là, se promenant à pied seul ou par deux. Un peu fatigués nous ne prêtons guère attention à ces personnes, mais plus tard nous apprendrons que ce lieu que nous avons traversé est un haut lieu de rencontre pour les hommes qui aiment les hommes… Et bien !
Les sentiers redeviennent un peu plus techniques, avec de nombreux cailloux et des rochers rendus un peu glissants par la fine bruine qui tombe par intermittence. De plus, notre itinéraire recommence à monter et à descendre, parfois jusqu’au niveau de la mer. Nous en profitons bien sûr pour apprécier la course sur le sable (mou et fuyant) qui commençait un peu à nous manquer. Tour à tour Stef et moi prenons la tête, mais je sens que mon rythme est légèrement inférieur au sien. Après un petit tour sur des paseos, nous voici arrivés sur le bord d’une voie ferrée. Pas de sentier réellement tracé, nous sommes obligés de marcher et courotter quand c’est possible sur le ballast tombé au bord de la voie. C’est assez pénible, parfois je laisse échapper un grommellement lorsque le pied butte contre une grosse pierre, répercutant des vibrations jusqu’au genou.
Enfin nous revenons sur un terrain stable : 10km de paseos nous séparent du CP2. Il pleuviote toujours, nous sommes bien évidemment trempés. Nous courottons à un petit 9km/h, mais j’ai du mal à suivre Stef, mon genou me fait vraiment mal. Nos yeux lorgnent sans cesse sur la droite, pour tenter de repérer une boutique vendant des sandwichs, mais c’est chose rare sur les paseos, qui plus est en cette saison. Finalement, nous apercevons ce qui ressemble à deux sandwichs dans une espèce de bar, et nous empressons de les acheter avec deux canettes de coca. Le coca nous fait un bien fou, les sandwichs un peu moins : ils sont tout mou et la pluie qui nous arrose n’arrange rien. Un peu déçus mais tout de même revigorés, nous poursuivons notre déroulé sur les paseos, guettant au loin le prochain CP.
Dans ma tête, mille pensées se bousculent. Je n’arrive plus à penser correctement, je ne suis plus totalement lucide. Caché sous ma casquette, je ne vois du monde qui m’entoure que les pieds de Stef devant moi. Parfois ils s’éloignent, et je dois forcer l’allure pour les rattraper. Ces accélérations provoquent des élancements dans mon genou, c’est difficile à supporter. D’ailleurs, je commence à ressentir les effets de la compensation musculaire : l’intérieur de ma cuisse droite me semble fortement durci, et mon genou gauche commence aussi à me titiller. Je sens que mon corps perd de son homogénéité petit à petit, et que la force que je ressentais hier encore me quitte inéluctablement. Et toujours ces pieds devant moi qui avancent en cadence, et toujours ces accélérations pour les rattraper. Je ne parle presque plus, me contentant de grogner de brèves réponses lorsque Stef me pose une question. J’ai envie d’être seul : ne plus retarder mon compagnon (car je sens que je deviens un boulet pour lui) et pouvoir étancher ma souffrance et ma peine sans honte, dans mon coin.
A plusieurs reprises, j’insinue que je ne pourrai tenir le rythme toute la journée, et qu’il devrait vivre sa vie. A chaque fois, Stef me répond que ça va aller. J’imagine que lui aussi souffre de sa tendinite du releveur, mais il ne le montre pas. Finalement, épuisé des efforts consentis, je ralentis le rythme, et vois les deux pieds qui m’ont servi de lièvre depuis si longtemps s’éloigner petit à petit. Je baisse la tête sous ma casquette, et me sens soudain immensément seul. Immanquablement, quelques larmes de rage viennent s’ajouter à l’humidité ambiante : me voici en pleine tempête intérieure. Il me reste plus de 30km à parcourir aujourd’hui, et je suis à la dérive complète. Deux minutes plus tard, un petit groupe me double, Romain Valle et Philippe Grizard me demandant si j’ai besoin de quoi que ce soit : « Une paire de genoux » leur réponds-je…
Cinq minutes de plus me mènent au second CP, km 39 environ. Les deux podologues et le médecin sont là, Stéphane Halbault également. Je ne dois pas être en bon état, puisque tous semblent un peu inquiets. Je parle un peu avec Stéphane, qui se veut rassurant sur l’avenir : « ça va revenir ». Mouais. J’ai d’énormes doutes, les deux genoux en vrac, je souffre et ne prends aucun plaisir depuis déjà une paire d’heures. Je sens que je m’oriente vers un long calvaire pour boucler cette journée, et qu’il en reste encore trois pareilles derrière. Dans ma tête, le mot abandon prend de plus en plus de place. « Pense à l’avenir, aux prochaines courses, ne te blesse pas irrémédiablement ». Puis aussitôt après « Allez, essaie encore un peu, 12 bornes jusqu’au prochain CP, au pire trois heures à tenir, tu verras là-haut ». Maryse, le médecin, me donne un anti-inflammatoire à faire fondre sous la langue et me masse le genou à l’arnica. Je me laisse faire, docile, tout en continuant à gamberger ferme. Stéphane me sent proche de l’abandon et tente de me réconforter. Je me ravitaille et repars enfin, clopin clopant.
Aussitôt, la douleur qui s’était estompée tranquillement assis au CP revient en force. Je marche, lentement, en ayant l’impression d’être complètement à la ramasse. Eric Lagneau me double sur le paseo ; il avance plutôt fort, en alternant de toutes petites périodes de course avec de toutes petites périodes de marche. Plutôt randonneur que coureur, Eric s’aide de ses bâtons qui lui permettent d’économiser ses jambes. Il est très massif, puissant, et fort en gueule : le genre de gars qui n’abandonne pas. Le voir avancer ainsi me redonne un peu de pêche, et j’essaie de m’accrocher quelques instants, mais je dois vite me résigner : je ne peux suivre ses 7km/h de moyenne.
C’est fini, je n’ai plus du tout le moral. Le ciel est gris, il ne pleut plus mais je suis toujours trempé. Je n’ai pas chaud, forcément à l’allure où je me traîne je ne me réchauffe pas. Mon corps réclame un arrêt immédiat, une chaise, un lit, du repos. Lorsque je regarde mon genou droit, je ne distingue même plus l’articulation : il a gonflé à la même taille que ma cuisse et est tout rouge. J’en ai marre, depuis des heures je n’ai plus aucune sensation agréable. Je songe quelques instants à stopper tout ravitaillement pour déclencher une hypo, un malaise, n’importe quoi qui serait irrémédiable et me contraindrait à stopper net, de manière « justifiée ». Parce que malgré tout, je sais que si j’abandonnais maintenant, je me le reprocherais éternellement : douleur ou pas, je suis capable de poursuivre, la preuve en est.
Je cherche à joindre ma chérie au téléphone pour mendier un peu de réconfort, mais rien n’y fait, je ne peux l’appeler. Il faut dire que mon mobile a pris l’eau l’avant-veille (l’étape détrempée de la frontière) et depuis j’ai bien du mal à émettre ou recevoir des appels. En même temps, je pense que cette impossibilité de communiquer avec Sandrine est une bénédiction : je suis presque sûr que de l’avoir en ligne m’aurait fait craquer. Les mètres défilent les uns après les autres, sur une alternance de paseos et de plages. Je ne profite plus du paysage, de ce qui m’entoure : tel un autiste, je ne perçois plus les stimuli, je suis renfermé sur moi-même, sur ma douleur et ma peine. A ce moment précis, je suis sûr d’une chose : le RMV se terminera sans moi.
Enfin, après un temps indéterminé pendant lequel je flotte dans un espace embrumé de souffrance physique et morale, j’arrive au CP3, km 51 environ. De nouveau les podologues et Stéphane m’accueillent. Ils sont heureux de me voir arriver ici. Cédric et Christelle, les podos, me massent chacun un genou à l’arnica. Ca mousse, c’est assez désagréable pour eux, j’en ris. Ils se plient en quatre pour me soulager un peu, et le fait est que ça fonctionne. Le massage est une bénédiction, et leurs plaisanteries chassent quelques instants mes idées noires. Je m’enquiert de la suite du parcours : roulant, ou avec des parties techniques ? On m’assure que le reste est très roulant, du paseo, du sentier presque plat, ça va le faire !
Rassuré et revigoré par les massages, je reprends la route au petit trot. Je fais tout pour ne pas plier mon genou droit, par conséquent mon pied droit traîne au sol à chaque foulée. Je déteste les gens qui traînent les pieds, et me voici à mon tour obligé de le faire… Un peu plus loin, je me rends compte que je viens de repartir pour 18km ! C’est de la folie… 18km, ça va peut-être me prendre quatre ou cinq heures ! Des heures suivantes me restent peu de souvenirs, seulement la sensation d’avancer en alternant marche et course, dans le désespoir le plus complet. Des passages techniques avec rochers me font hurler, les descentes me font pleurer, je suis à la dérive. Un coureur avec bâtons me double (Dominique Chaillou), j’essaie de le garder en ligne de mire, mais il s’échappe inéluctablement sur une longue plage.
Je ne sais pas combien de bornes il reste, je ne sais pas quelle heure il est, depuis combien de temps je suis parti. Tout n’est qu’incertitudes. Une seule chose est sûre : je suis sur le bon chemin. Je repère des marques en fin de plage, facile à l’allure où je progresse. Je longe un camping, et m’entends apostropher par quelqu’un, tout là-haut, à l’intérieur du camping, dans une pinède : « hé toi en bas, comment on fait pour descendre ? ». C’est Dominique, qui m’a doublé quelques dizaines de minutes plus tôt. Il n’a pas vu la sortie de plage et s’est engagé dans le camping, comme plusieurs autres ce jour. Je lui indique la sortie la plus proche que j’ai vu en passant, et poursuis mon chemin, en bénissant je ne sais qui de m’avoir guidé correctement.
Dominique me rattrape rapidement dans la pinède qui succède au camping. En lisant le road-book, je m’imagine passer un petit quart d’heure tout au plus dans la pinède, et donc rejoindre la plage où se tient l’arrivée du jour au maximum dans une vingtaine de minutes. Malheureusement, j’ai mal estimé mon coup, la pinède est bien plus longue que prévu. Qui plus est, le sentier est parcouru de racines, et descendant. Je souffre, Dominique me distance. Soudain, un ange passe à contresens : une jeune femme athlétique et court vêtue monte à l’attaque de la pinède, à vive allure. La diversion fait bon effet et pendant quelques secondes j’oublie mes maux. Quelques instants après, entre deux arbres, j’aperçois sur la plage en contrebas l’arche rouge synonyme d’arrivée, et de délivrance.
Soulagement : dans dix minutes au plus je serai arrivé. Sans me presser outre mesure, je termine la descente en clopinant, et finis la centaine de mètre de sable mi dur en courottant. Stéphane Halbault vient à ma rencontre, heureux de me voir arriver au bout de cette étape éprouvante pour moi. Je ne suis même pas heureux pour ma part. Je suis fracassé physiquement et moralement, et je sais fermement que je ne repartirai pas le lendemain.
Le chronomètre à mon arrivée indique 10h15 ; Stef est arrivé en 9h16, finalement je suis étonné de cet écart d’une seule heure. Devant, Jean-Christophe finit seul en 6h58, prenant 32 minutes à Janne, sur un terrain qui lui était pourtant favorable. Derrière, Frédéric Borel a encore une fois accompagné Marianne Blangy ; ils finissent tous deux en 11h39, et arriveront pendant que je suis en train de manger. Quelle journée ! Vincent Perreau a du abandonner au matin, quelques minutes après le départ : il souffrait trop. Nous voici réduits à 18 coureurs.
Une fois douché et mon campement installé, je file manger. Tout le monde est déjà attablé, me voici dans la situation des derniers arrivés, étrange comme tout peut basculer si vite. Je mange copieusement, comme tous les soirs, discutant sans grand entrain avec mes camarades. Jean-Christophe semble un peu inquiet de mon état, à juste titre. Je m’assieds difficilement (il faut enjamber le banc pour s’asseoir) et me relève avec autant de mal. Mes genoux sont douloureux et gonflés. Je suis las. Je me couche rapidement, sans préparer mes affaires du lendemain, sans consulter ni médecin ni podologue, sans prendre aucun médicament ni appliquer aucune pommade, sachant que de toute façon la course est terminée pour moi : je ne repartirai pas demain. Enroulé dans mon sac de couchage, mon buff serré autour de la tête, mes boules Quiès dans les oreilles, je passe ma meilleure nuit depuis le début du raid.